Oiseaux de tempête
Terres e-maginaires, terresemaginaires, littérature, science-fiction, oiseaux de tempête, extrait 1, Tredano
Extrait 1
Leur bruit se perdant dans l’immensité, trois hélicoptères se dirigeaient vers la ville qui s’offrait seule au milieu des plaines désertiques de roc et de sable comme une île perdue. Elle n’avait d’abord été qu’un point à l’horizon, grossissant peu à peu. Dans ce vide, les membres de l’expédition ne parvenaient pas à en détacher le regard, et à mesure que leur destination se révélait, leurs conversations s’étaient taries, jusqu’à ce que seul le bruit des moteurs les accompagne.
La distance à parcourir leur semblait interminable, leur inquiétude avait tout le temps de grandir en même temps que leur vue sur la ville. Ils observaient avec méfiance les formes se préciser, s’élever toujours plus devant eux, comme attirées par le soleil. Tredano se dressait à présent entre le ciel et la terre du désert, ses tours gigantesques détachant leur silhouette sur l’éblouissant bleu céleste.
Contrairement à d’autres lieux qu’ils avaient pu explorer, rien dans les alentours de la ville n’indiquait qu’elle avait été abandonnée. Ils avaient l’habitude de paysages urbains repris par la végétation, de kilomètres ininterrompus de constructions humaines dégradées envahies par la nature. Ici, rien ne leur montrait, pour l’instant, que l’endroit avait pu être touché par l'Effondrement : historiquement, Tredano avait toujours été isolée ainsi au milieu des roches et du sable du désert. Tout pouvait sembler encore intact, même s’ils savaient que ce n’était qu’une impression.
La chaleur floutait leur vision de la ville, et elle leur semblait tremblante malgré le gigantisme de l’architecture dont ils commençaient à saisir la mesure. Les gratte-ciels s’élevaient si haut qu’ils auraient percé les nuages s’il y en avait eu.
Lorsque les hélicoptères survolèrent la périphérie, les tours du centre-ville, devant eux, formèrent un fond qui leur occulta peu à peu le bleu radieux du ciel.
Au sol, les monticules de sable qui s’élevaient contre les murs montraient que le désert reprenait à lui les immeubles plus bas de la banlieue. Ils semblaient déjà en faire partie intégrante, colorés du même ocre par le sable et la poussière qui les érodaient et que le vent soufflait par les rues en traînées légères.
A mesure qu’ils avançaient vers le centre, les bâtiments s’élevaient, s’élargissaient, se renforçaient de métal et d’acier, les rues s’étendaient plus larges et plus longues. L’architecture se modifiait peu à peu, jusqu’à révéler le style typique de l’époque de l'Effondrement. Les constructions dépassaient le niveau de vol des hélicoptères, qui s’engageaient entre les immeubles comme dans des couloirs.
Dans l’hélicoptère central, Salomé, une grande femme aux boucles brunes et aux yeux noirs, examinait les rues et les édifices avec attention, parfois aux jumelles, tout en se repérant sur un plan posé sur ses genoux. Les satellites qui auraient pu lui montrer la ville étaient hors-circuit depuis longtemps, elle disposait seulement d’anciennes cartes. Mais elle savait, ils savaient tous par expérience, qu’avec l'Effondrement de nombreux endroits sur la planète avaient souffert à tel point que des rues et des quartiers entiers avaient été modifiés.
Salomé ne trouva pas certains bâtiments indiqués par son plan. Elle devina que la ville avait subi des dégradations et que sa carte était dépassée. Elle préféra se poser tant qu’elle pouvait encore se repérer.
Quand ils eurent en vue, au bout d’un grand axe, une place structurée par un imposant monument aux lignes sophistiquées et à l’équilibre virtuose, elle signala qu’ils s’arrêtaient là.
Les hélicoptères atterrirent en soulevant des vagues de poussière et de sable. Les trois miliciens descendirent les premiers et se positionnèrent rapidement alentour, la main sur leur fusil en bandoulière. Après un coup d'oeil, leur responsable, à la silhouette épaisse surmontée d'un crâne chauve, transmit :
« Rien à signaler. On peut débarquer.
— Parfait, merci Idris. Allons-y », ordonna Salomé.
Pendant que les miliciens scrutaient les environs, les fusils abaissés mais prêts à intervenir, les quatre autres explorateurs descendirent. Ils déchargèrent des hélicoptères un camion et deux quatre-quatre qu’ils garèrent à l’ombre, puis vérifièrent que les véhicules et le matériel chargé avaient bien résisté au voyage, en particulier les drones d’observation. Salomé régla une radio longue portée.
Quand les deux ingénieurs de l’expédition lui signalèrent que tout était en bon état, elle s’éloigna du bruit des hélicoptères, accompagnée d’Idris.

« Rijeka, ici Salomé. Nous sommes arrivés à Tredano. Parlez. »
Pendant qu’elle attendait la communication, elle releva à nouveau ses cheveux pour avoir moins chaud. Ses boucles brunes étaient si denses que même peu longues, même attachées, plusieurs d’entre elles s’échappaient et retombaient régulièrement contre son cou. Grande et large d’épaules, elle faisait la même taille qu’Idris.
Une voix masculine répondit à la radio.
« Bonjour Salomé, ici Tugan. Tout va bien ?
— Bonjour monsieur. Rien à signaler. C’est vide, calme, il fait chaud.
— Où en êtes-vous ?
— On vient de débarquer. On va décider un plan de recherches. Vous voudrez être tenu informé ?
— Non, n’appelez que si nécessaire. Je veux que cette expédition reste secrète, mes collaborateurs remarqueront si je m’éclipse trop souvent pour communiquer avec vous. Si tout va bien, pas la peine de me faire le point avant cinq jours. Mais au moindre problème, appelez. Je laisse la radio à quelqu’un de confiance qui me préviendra si vous voulez me parler. Si vous avez besoin d’aide, n’hésitez surtout pas.
— Entendu.
— Autre chose ?
— … Non.
— Alors bonne chance.
— Merci. Terminé. »
Idris attendit le déclic qui marquait la fin de l'échange et commenta :
« Il a peur.
— Et pas toi ?
— Je te suis. »
Elle posa sur lui ses yeux noirs avec l’expression neutre qu’elle prenait parfois, l’air presque absent, qui rendait ses pensées et ses émotions impénétrables.
« On ne dit pas ce genre de chose sur Tugan Rivosa, en revanche, le reprit-elle.
— C’est que ça m’étonne. Le patron ne s’effraie pas pour rien. Il a l’habitude de nous envoyer dans l’inconnu.
— Il a pas mal de soucis en ce moment. »
Elle fit alors un signe aux pilotes, qui leur souhaitèrent bonne chance, les saluèrent de la main et décollèrent. Comme les hélicoptères s’éloignaient, les sept explorateurs regardèrent autour d’eux avec curiosité, plissant les yeux sous les reflets de soleil lancés par les vitres des gratte-ciels. Idris désigna les alentours d’un signe de sa tête chauve :
« On ne construit plus comme ça aujourd’hui.
— On est revenus de nos erreurs passées, répondit Salomé.
— Quand même, il faut reconnaitre que ça en jette. »
Puis le bruit des hélicoptères disparut, et après des heures passées dans le vrombissement des moteurs et le rythme des pales, ils en éprouvèrent une impression étrange, comme s’il leur manquait physiquement quelque chose. Ils se tournèrent rapidement les uns vers les autres pour voir si tous ressentaient le même trouble. Largués dans ce décor inconnu, cette ville morte où rien ne bougeait ni ne se faisait entendre, ils se sentaient subitement noyés de silence. Ce fut alors seulement qu’ils prirent conscience du lieu où ils avaient atterri.
Tout était monstrueusement grand et immobile. La ville leur était d’abord apparue comme un point perdu au loin dans le désert, mais il leur semblait à présent qu’elle était devenue elle-même une immensité immuable où ils se retrouvaient minuscules à leur tour. Le soleil figeait les tours dans de violents étincellements de verre, comme des cristaux titanesques. Il n’y avait aucun arbre dont le vent eût pu remuer les branches. Se savoir seul dans un tel endroit donnait le vertige, d’autant plus s’ils pensaient à la distance qu’ils avaient parcourue pour venir, et aux deux cents ans d’abandon qui avaient endormi Tredano. Même au sein de la ville, ils débarquaient en plein désert, dans une torpeur qui durait depuis deux siècles. Pendant un instant, ils n’osèrent ni bouger ni parler, comme si leur présence était incongrue.
Seulement alors, assimilant l’étrangeté de l’endroit, ils comprirent qu’ils étaient bien parvenus à destination.
« Ça y est, on est arrivés », murmura Salomé.
Elle observa leurs visages comme ils se tournaient vers elle en attendant ses instructions. Ils avaient l’habitude du bruit et de la tension dès leur arrivée sur un site. Ici, leur solitude et la grandeur de la ville les intimidaient. Ils semblaient vouloir faire le moins de bruit possible comme pour respecter le silence.
Ils avaient été envoyés dans de nombreuses régions devenues dangereuses depuis l'Effondrement, et chacune avait ses propres risques ; Tredano vide et morte aurait du les rassurer, mais cette différence les désarçonnait. En quelques minutes, elle exerçait déjà sur eux un curieux envoûtement.
« On a tous entendu des choses bizarres sur Tredano, déclara Salomé. Elle a été officiellement rayée de la carte, alors la seule façon que nous ayons de connaître son existence, c’est par les rares explorateurs qui osent en parler, et qui, comme nous, en ont vu de belles. Et encore, ils le font à voix basse, et seulement entre explorateurs.
Mais cette rumeur d’une force destructrice qui l’aurait détruite et qui la hanterait encore, c’est du vent. Ils ne font que répéter des racontars, ils ne savent pas de quoi ils parlent. Personne ne le sait, personne n’y est allé depuis son abandon pendant l'Effondrement. Nous sommes la première expédition menée ici depuis ce temps-là. En réalité, on ne sait rien de certain sur Tredano. Seulement qu’elle est vide. Il n’y a plus personne. Rien à craindre de ce côté-là. On a déjà connu des situations bien pires, ça nous fera du bien d’avoir enfin un petit coin pour nous tous seuls sans conflit avec des fous furieux.
On oublie les bêtises qu’ont pu sortir nos collègues sans savoir de quoi ils parlaient. On ne prend en compte que les faits qu’on constate vraiment, sans se laisser distraire par des rumeurs parasites. On a un objectif, quelque chose à rapporter ; on le trouve et on repart. Et quand on reviendra à Rijeka, on fera fermer leur caquet à tous ces oiseaux de mauvais augure. Ça vous va ? »
Ils approuvèrent bruyamment, le sourire retrouvé. Elle les invita à se rapprocher d’elle et déplia une carte sur le capot d’un quatre-quatre.
« On ne sait pas où se trouve ce qu’on cherche, on va devoir fouiller, annonça-t-elle. Et la carte est dépassée, alors on envoie des drones d’observation en premier repérage.
— Et qu’est-ce qu’on cherche ? demanda Galina, une des deux ingénieurs, petite blonde qui parlait avec un accent.
— On commence par les archives et la centrale électrique.
— D’accord, mais qu’est-ce qu’on cherche ? Qu’est-ce qu’on doit rapporter ?
— Je ne peux pas vous le dire.
— On est arrivés à destination, maintenant, on est seuls.
— Je ne peux toujours pas vous le dire. »
Tous se tournèrent vers elle avec stupéfaction.
« Quoi ? s'indigna Talev, l’autre ingénieur.
— Attends, l’arrêta Idris en cherchant à comprendre avant de s’adresser à Salomé. « Toujours pas ? » C’est définitif, ou tu pourras nous le dire plus tard ?
— C’est à moi de voir.
— Est-ce que… Je ne me souviens pas que Tugan ait déjà posé ce genre de conditions… réfléchit Talev en frottant sa fine barbe noire.
— On n’en sait rien, répondit Idris. Tout est toujours confidentiel.
— Mais à ce point-là… Que seul le chef d’équipe…
— Ça arrive souvent pour des missions autres que celles d’exploration, en tout cas.
— Mais on saura bien ce que c’est quand on l’aura trouvé, non ? »
Salomé ne répondit pas, et eut un hochement de tête suggérant que ce serait le cas.
« Alors pourquoi ne pas le dire maintenant ?
— C’est comme ça, conclut-elle d’une voix plus grave. Donc, on envoie les drones aux archives et à la centrale.
— Et les banques ? proposa la médecin. Si notre objectif est précieux au point de nous avoir envoyés, ça ne pourrait pas être dans un coffre ou…
— Toutes les banques des villes abandonnées ont été pillées pendant la Récession globale. Aucune chance d’y retrouver quoi que ce soit. Ça veut dire que ce qu’on cherche est ailleurs. Voilà le trajet qu’on va faire prendre à un premier drone pour voir comment ça se passe, annonça-t-elle en le pointant de l’index sur la carte.
— Les archives et la centrale électrique… comme de la reconnaissance énergétique de routine », reconnut Idris.
Tous, même la médecin, avaient déjà piloté des drones, et les ingénieurs, tout en préparant l’appareil, n’eurent qu’à leur expliquer les quelques particularités de ce modèle. A côté du plan, ils posèrent un petit écran qui transmettait ce que filmait le drone.
Salomé laissa à Galina l’honneur de commencer le pilotage. L’engin quitta le sol en bourdonnant, s’éleva et s’éloigna en direction de la centrale, avec une vitesse mesurée et une précision qui prouvaient l’habitude de sa pilote.
Les trois miliciens surveillaient toujours la place, pendant que les quatre autres membres de l’expédition scrutaient chaque détail des images transmises à l’écran.
Le drone empruntait des rues comme celles qu’ils avaient survolées en hélicoptère, larges, flanquées d’énormes édifices, inondées d’un éclat solaire qui les obligea à effectuer de nouveaux réglages de luminosité. Salomé et Talev suivaient son déplacement sur la carte.
Le trajet s’annonçait long, et Salomé en profita pour étudier des documents qu’elle avait apportés, tout en gardant un œil sur l’écran. Les autres l’interpellaient dès qu’ils remarquaient quelque chose susceptible de l’intéresser, et elle donnait avis et directives.
Presque immobiles, ils sentirent la chaleur peser encore plus lourdement. Ils s’aperçurent qu’une zone délabrée les avait induits en erreur et qu’ils étaient en train de mener le drone dans la mauvaise direction.
« Tiens, il y a des oiseaux, observa-t-elle tout haut devant l’écran.
— Oui, on en a vu quelques-uns, précisa Galina.
— Qu’est-ce qui les attire ? Il n’y a rien, ici. La végétation n’a pas pu survivre sans soins sous ce soleil.
— On te dit si on trouve quelque chose là-dessus. »
Plus tard, les miliciens signalèrent deux ou trois fois qu’ils en voyaient survoler le quartier également, mais c’était tout. A mesure que le drone s’acheminait comme prévu vers sa destination, et qu’une douce brise se levait en cette fin d’après-midi, l’appréhension des explorateurs disparut. Ils oubliaient les rumeurs étranges qu’ils avaient entendues sur la ville, admiraient ce que le drone leur en montrait, et déploraient les dommages qu’elle avait subis. Galina chantonnait doucement dans une langue étrangère.
Quand le drone arriva aux abords de la centrale solaire, ils y reportèrent toute leur attention, ignorant la brise qui, autour d’eux, s’intensifiait en coups de vent remuant la chaleur sans rafraîchir.
Dans cette ville aux tours vertigineuses, le site semblait tassé au sol, ses bâtiments ne s’élevant que sur quelques étages, dans une étendue de miroirs chargés de capter la lumière du soleil.
Comme le drone s’approchait, ils constatèrent rapidement que les anciennes rangées de miroirs s’entremêlaient chaotiquement, comme balayées par une tempête. Ceux qui restaient debout étaient brisés, certains éléments dispersés beaucoup plus loin.
« Bon, a priori la centrale est morte, dit Galina en dirigeant l’appareil vers les bâtiments en ruine. On vérifie quand même, c’est déjà arrivé que les habitants aient tout laissé en plan pour fuir et que des centrales sans contrôle poursuivent une activité fantôme. Peut-être que les morceaux de miroirs restants suffiraient à fournir un peu de courant.
— C’est bizarre, il n’y a pas de bris de verre, remarqua Talev. On dirait que le sol est… comment dire… propre. »
Salomé se rapprocha de l’écran. Le site était à moitié détruit, mais à la place des débris qu’ils avaient l’habitude de voir joncher le sol dans ce genre de situation, il n’y avait que le sable et la poussière portés par le vent.
Le drone entra dans ce qui restait du bâtiment. Au cœur de la centrale, tout indiquait que l’activité était impossible. Ecrasé au sol, un gigantesque moteur disloqué laissait apparaître ses structures cabossées.
« C’est le foyer, expliqua Galina. Il reçoit la chaleur des miroirs, et la transmet concentrée. Enfin, là, il ne peut plus rien faire. Je vérifie les autres éléments de la centrale, aux différentes étapes de la chaîne de production, mais si le foyer est dans cet état, ça m’étonnerait que le reste ait pu résister, quelle que soit la cause de ces destructions. »
Le drone reprit son avancée. Galina annonçait quels éléments elle rencontrait, tous hors-service. Enfin, au centre de distribution d’électricité, elle survola les commandes : elles étaient toutes à l’arrêt.
« On fait un tour par les bureaux de la centrale au cas où il y ait des indices sur ce qui s’est passé ? demanda-t-elle à Salomé.
— Oui, comme d’habitude. »
Ils ne les trouvèrent pas. Le moteur et la chaîne de production se trouvaient dans l'édifice à la structure la plus solide ; il ne restait plus grand-chose des autres constructions de la centrale alentour. La moitié des murs avait croulé, laissant apparaître les armatures de métal comme les os d’un cadavre. Galina éleva le drone le long des immeubles. A l’intérieur, au lieu du fouillis habituel de la décrépitude, les étages étaient presque vides, de la même façon que le sol sous les miroirs semblait avoir été nettoyé.
« Les bureaux devaient être là, suggéra Salomé. Mais je ne vois rien de particulier qui pourrait nous aider. Allons aux archives, plus rien ne nous intéresse ici. »
Talev relaya Galina, et le drone reprit son cheminement dans les rues de Tredano. Le vent se levait, et des volutes de sable accompagnaient parfois l’appareil comme des oiseaux curieux.
« Ça va poser problème ? demanda Salomé.
— Le sable ? Non, s’il n’y en a pas plus, ça va. Le vent, par contre…, fit-il en grimaçant. Je sens qu’il me déporte parfois, ou bien qu’il me ralentit, ou au contraire me pousse trop fort… J’ai le contrôle mais c’est de plus en plus difficile depuis tout à l’heure. Si c’est une tempête qui s’annonce, on va devoir le poser. »
Salomé regarda autour d’eux pour voir si le vent se levait là aussi. Ils le sentaient plus qu’à leur arrivée, mais il n’atteignait pas la puissance des bourrasques que rencontrait le drone. Idris sortit ses jumelles pour inspecter les alentours.
« Ça doit être les gros boulevards qui font un effet de couloir à courant d’air », déclara Salomé.
Mais le vent soufflait encore plus fort à la place des archives où parvint le drone. Elles étaient stockées dans cinq tours, quatre entourant celle du milieu à une distance d’une centaine de mètres. Des traînées de sable volaient entre elles, et le drone déviait souvent des commandes de Talev.
Elle lui demanda d’entrer dans la tour centrale. Comme il faisait avancer l’appareil entre les tours, elle ne put s’empêcher de trouver étrange la lumière qui baignait l’endroit. Il était normal que le sable voltigeant sur des mètres de hauteur assombrisse un peu la vision, mais il semblait le faire plus qu’il n’aurait dû, comme s’il avait été d’une couleur plus foncée que celui du désert.
La plupart des vitres des bâtiments étaient cassées, et Talev profita du sens du vent pour faire entrer le drone par une ancienne façade vitrée du rez-de-chaussée, désormais ouvert à toutes les bourrasques. L’appareil s’engouffra à l’intérieur.
Il révéla aux explorateurs des bureaux dévastés. Les fines parois délimitant les espaces de travail étaient écroulées les unes sur les autres. Des câbles pendaient du plafond, les murs troués laissaient voir la tuyauterie rouillée. La plupart du matériel avait été pillée depuis bien longtemps ; le reste gisait à terre un peu partout, se mélangeait au sable ondoyant.
« On a besoin d’un plan du site, informa Salomé. Prends le couloir à gauche, on va passer par l’intérieur pour chercher l’accueil principal, le vent est trop fort dehors.
— Même à l’intérieur, je sens que ça perturbe le drone. »
S’enfonçant dans les couloirs à l’abri du vent, l’engin retrouva sa stabilité. Il trouva sans difficulté le hall principal, plongé dans l’obscurité.
Talev alluma les lampes du drone, et éclaira une large plaque métallique sur un mur. Elle présentait le classement des archives en listant les multiples sections des tours.
« C’est en langue dariquie ? demanda la médecin.
— Oui, confirma Talev.
— Prends une photo, demanda Salomé, on aura la liste sous les yeux quand on voudra. Et puis… va à la tour Ouest. En suivant le parcours qu’ils indiquent, ça évitera de ressortir le drone dehors. »
Il le mena dans des couloirs qui descendaient en sous-sol. D’après les indications affichées, les tours étaient ainsi reliées entre elles par des souterrains. Quand le drone se trouvait face à des portes qui bloquaient l’accès, il découpait au laser une ouverture pour passer.
Soudain, pendant deux secondes, l’image tressauta et clignota.
Les explorateurs eurent à peine le temps de bondir sur leurs pieds que la transmission retrouva sa qualité habituelle. Talev avait poussé un juron.
« Pff, souffla-t-il de soulagement, ce n’est rien, il faudra que je vérifie à nouveau le… Oh bon sang ! » s’écria-t-il comme l’appareil venait de descendre d’un coup.
Il l’empêcha de chuter au sol en accélérant brusquement droit devant, avant de lui rendre son allure normale.
« Mais je rêve ! s’exclama-t-il. Il s’est éteint, cet abruti !
— Quoi ?!
— Il était en train de tomber, ça veut dire qu’il s’était éteint ! »
Il l’immobilisa puis se tourna vers Salomé avec un regard interrogateur, lui tendant les commandes pour qu’elle les vérifie tout en se justifiant :
« On a tout bien préparé avec Galina, pourtant.
— J’en suis sûre, je vous fais confiance. Continue, ordonna-t-elle en scrutant l’écran.
— Ça ne peut être dû qu’à de fortes interférences, réfléchit-il en relançant le drone. Très fortes. Parce que ce n’est pas un simple problème de transmission d’image, il s’est carrément éteint et rallumé tout seul. On risque de perdre les commandes.
— Encore une ville où les anciens ont fait n’importe quoi avec l’énergie, commenta Jethra, un des miliciens, en fronçant les sourcils sur ses yeux au bleu perçant.
— Mais la centrale est éteinte, le reprit Galina. Il n’y a plus personne pour alimenter quoi que ce soit. Tout est coupé.
— Le drone déraille encore, bougonna Talev comme il lui faisait traverser une autre porte. Il y a forcément quelque chose qui le perturbe.
— Ça y est, fit Salomé en tapotant l’épaule de l’ingénieur. Voilà les archives elles-mêmes. »
Des étagères étendaient leurs formes sombres jusqu’au plafond. L’appareil s’éleva et éclaira la salle depuis la hauteur : elle était immense, divisée en longs couloirs par les étagères. Le drone s’approcha de l’une d’elles : les rayonnages contenaient des centaines de boîtiers alignés, d'où pendaient des fils électriques.
« Est-ce qu’ils sont encore sous tension ? C’est peut-être ça qui fait des interférences », suggéra Salomé.
Talev avança l’appareil. Aucun voyant ne brillait dans les rangées. Il suivit les fils jusqu’à la source d’alimentation ; elle était coupée, les leviers abaissés, tout éteint.
« On règlera cette question plus tard, décida Salomé. On a autre chose à faire. Regarde les câbles et les branchements, qu’on sache quoi utiliser pour rallumer ces disques durs et lire leurs données. »
Il rapprocha le drone du matériel des archives et échangea quelques mots avec Galina. Ils s’interrompirent comme l’engin faisait des siennes à nouveau.
« Ramène-le avant qu’on perde le contrôle, on a vu ce qu’il fallait, ordonna Salomé. Il se passe quelque chose de bizarre là-bas, je ne veux pas y laisser traîner notre équipement. »
Elle chercha sur la carte par quelle tour le faire sortir pour lui faire rejoindre le plus vite possible des rues plus petites où le vent serait moins fort. Celle où il se trouvait s’avéra être la meilleure. Ils trouvèrent un plan du secteur dans un couloir technique, et s’orientèrent ainsi jusqu’à un accès débouchant près d’une rue qui semblait convenir. Le drone répondait de moins en moins bien, si bien que devant la dernière porte où faire un trou au laser, ils hésitèrent.
« Il faudra quand même traverser le bout de la place, rappela Salomé. Tu penses qu’on a encore suffisamment le contrôle ?
— On peut encore le tenter. Mais vite, c’est de pire en pire.
— Vas-y. »
Le drone découpa une ouverture dans la porte. Par le trou, ils virent que les bourrasques avaient encore forci, dessinées par le sable et la poussière qui dansaient dans l’air. Soudain, Talev envoya l’engin en avant à vitesse maximale. Il venait de sentir un intervalle entre deux rafales et en profitait pour rejoindre la rue qu’ils avaient choisie, droit devant. L’appareil couvrit la distance comme une bombe et gagna la rue. Le vent y soufflait aussi, mais nettement moins fort, et Talev ralentit l’allure.
Il ne se détendait pas pour autant. Les commandes continuaient de répondre de plus en plus mal. Il voulut poser le drone au sol ; l’engin s’immobilisa en vol et l’écran devint noir.
Talev cria un juron. Salomé soupira et jeta la tête en arrière.
« Ce ne sont pas des interférences électriques, et ce n’est pas le vent… réfléchit-elle.
— Bon, on a d’autres drones, tenta de positiver Talev pour lui-même.
— On ne va pas les perdre comme ça les uns après les autres. Allons chercher celui-là. On sait où il est, et on a vu à quoi s’attendre, il n’y a que du vent. On fait l’aller-retour en quatre-quatre, ce sera vite fait. Galina et Jethra, vous m’accompagnez. Les autres, vous restez ici sous les commandes d’Idris.
— Tu veux qu’on en profite pour rallumer des disques des archives et faire une première recherche rapide ? demanda Galina. Il suffirait du caisson de batterie Kor…
— Non, la coupa-t-elle. Pour ça, je préfère qu’on soit au complet et avec tout notre équipement. Je ne sais pas ce qui se passe là-bas. On le fera après avoir analysé le drone pour savoir ce qui l’a fait planter. »
Par précaution, chacun s’équipa d’un talkie-walkie et d’un sac d’hydratation, une poche d’eau qui se portait sur le dos, avec un fin tube accroché à l’épaule pour boire. Salomé, Galina et le milicien montèrent dans un des deux quatre-quatre, démarrèrent et s’engagèrent dans les rues en soulevant une traînée de poussière.
Galina conduisait, Salomé indiquait le chemin en se repérant sur la carte. Le début de leur trajet était le même que celui du drone. Mais ils en voyaient bien plus que ce qu’avait pu leur transmettre l’écran.
Ils ne prenaient véritablement conscience de la grandeur des tours qu’en étant entourés par elles, surplombés par ces centaines de mètres d’acier et de reflets de soleil. Leurs lunettes sombres les protégeaient difficilement de ces éclats réverbérés. Tout dans les rues prenait un aspect étrange, sous un trop-plein de lumière. Alors qu’ils auraient dû rejeter la tête complètement en arrière pour apercevoir le ciel, ils avaient l’impression de s’y trouver aussi près qu’il était possible, tant ils subissaient sa lumière. Reflétée par des milliers de vitres, elle augmentait encore la température naturellement élevée du désert. Galina roulait à l’ombre le plus possible.
Le goudron des routes avait fondu partout. Ils pouvaient le deviner rien qu’à l’odeur. Le sable charrié par le vent se prenait dedans, formant à certains endroits une sorte de mélasse rêche qui ne séchait jamais. Galina s’inquiéta pour les pneus.
Salomé proposa de changer de route et de traverser un terrain de golf. C’était un bon raccourci, et qui ne passait pas sur du goudron fondu.
Le gazon était mort depuis longtemps, et l’ancien golf ressemblait à un désert miniature en pleine ville, avec ses collines de terre brûlée dont les arêtes s’effilochaient en rais de poussière sous le vent. Du sable véritable s’y mêlait, peignant sur le brun des lignes serpentines de différents jaunes. Les arbres avaient dépéri, n’étaient plus que des formes tordues, maigres et dénudées, composées de trois ou quatre branches acérées. Parfois apparaissait la silhouette d’une sculpture d’ornement, délavée de soleil.
Salomé admirait ce paysage étrange, étonnée, comme prise au dépourvu. Tredano était trop différente de ce qu’elle avait l’habitude de voir en mission. Elle ne comprenait pas le sentiment d’ensorcellement qui s’insinuait peu à peu en elle face à quelque chose de si subtilement lugubre.
« Salomé, regarde », l'interpella le milicien Jethra d’un ton surpris.
Il lui montra une ligne de points dans le sable, parallèle à leur trajectoire : des traces de sabots.
Ils se regardèrent. Il avait l’air aussi calmement étonné qu’elle, et elle comprit qu’ils ressentaient la même impression de surréel. Galina, également, semblait absorbée par sa conduite. Salomé mit quelques secondes avant d’attraper son talkie.
« Idris pour Salomé.
— Je t’écoute, répondit-il rapidement.
— Il faut croire qu’il y a des animaux en ville, je préfère vous prévenir. On a des traces de sabots sur notre trajet.
— De sabots, j’ai bien entendu ?
— Exactement.
— Bien reçu. De mon côté j’ai revu des oiseaux, et je les observe aux jumelles dès que je peux, parce que je trouve ça bizarre, effectivement.
— D’accord. Tiens-nous au courant. »
Ils poursuivirent leur trajet en silence. Malgré les bizarreries rencontrées depuis leur arrivée, Salomé appréciait la solitude offerte par la ville abandonnée.
La silhouette d’une lointaine statue l’interpella, floutée par la chaleur et la poussière. La forme immobile se précisait comme ils s’approchaient, mais Salomé n’était toujours pas sûre.
« Salomé pour Idris, retentit le talkie.
— Oui, j’écoute.
— A mon tour de vous prévenir… A propos des oiseaux. »
Elle devina que s’il s’interrompait ainsi, c’était qu’il cherchait la bonne formulation. Elle gardait le regard fixé sur la statue, et crut reconnaître la forme d’un cheval et de son cavalier.
« J’en ai vu un, reprit Idris, je dirais un faucon… »
Un grésillement l’interrompit.
« Qu’est-ce que vous voyez, là ? demanda Salomé à Jethra et Galina en leur désignant la statue, avant de revenir au talkie : Je t’ai mal reçu.
— Je disais que j’observais un oiseau, répondit-il… Il avait une bague à la patte, il est domestiqué.
— Quoi ? » fit Galina en tournant la tête depuis la première fois qu’ils étaient entrés sur le terrain de golf.
La communication se brouilla à nouveau.
Devant eux, leur vue de la statue était encore floue mais s’était suffisamment précisée pour qu’ils n’aient pas besoin de répondre à Salomé. C’était clairement un cheval et son cavalier.
Ils ne la quittèrent pas des yeux, et se firent aussi immobiles qu’elle.
La silhouette bougea. Le cheval fit un pas, et le cavalier fit un geste du bras appelant d’autres personnes à venir près de lui.