Les explorateurs se réfugient dans les souterrains du métro où ils passent la nuit. Le lendemain, ils découvrent que dans la tornade, ils ont perdu matériel, provisions, munitions, véhicules et contact radio avec leur entreprise. Ils n’ont donc pas moyen d’y renvoyer Galina blessée à la tête, ni d’appeler de l’aide. Il leur reste uniquement ce qu’ils ont emporté avec eux en se réfugiant dans les bâtiments, c’est-à-dire quelques provisions et un peu de matériel informatique.
Ils récupèrent du matériel de soins dans un hôpital, puis se rendent aux archives. Ils rallument des disques durs et Salomé fouille dans les informations tout le reste de la journée sans rien trouver de satisfaisant. Elle télécharge tout de même certaines données.
Tout ce temps, ils se sentent observés par les Tredaniens mais n’ont aucune interaction avec eux.
Le vent redevient plus violent en fin de journée et force les explorateurs à rester en intérieur, dans les tours les plus solides.
Au matin, Salomé s’attendait à se réveiller entourée de Tredaniens qui auraient tenu les explorateurs en respect, qui auraient réussi à déjouer la vigilance des agents alternant les tours de garde au cours de la nuit et à confisquer les armes de l’expédition. En réalité, elle l’espérait ardemment.
Elle pourrait enfin leur parler, s’adresser aux plus raisonnables d’entre eux pour demander de l’aide.
Remarquant qu’elle se réveillait naturellement, elle espéra que les Tredaniens avaient simplement attendu. Ils s’étaient sûrement moqués en silence du sommeil des explorateurs tandis qu’ils les désarmaient et les faisaient captifs. Elle espérait même cette humiliation. Il fallait qu’ils soient là.
Elle ouvrit les yeux. Idris tenait son tour de garde, faisant les cent pas pour se maintenir éveillé. Les autres dormaient encore.
Elle se leva et se rendit vers la sortie. Peut-être les Tredaniens attendaient-ils de l’autre côté avec un armement plus lourd, qu’ils auraient mis du temps à aller chercher… Elle ouvrit la porte sur un paysage qui devenait familier.
Le soleil aveuglait dès cette heure matinale, reflété par les vitres des imposants immeubles qui flanquaient la rue, uniquement parcourue de volutes de sable portées par un vent léger.
Elle se passa les mains sur le visage en soupirant, souhaitant se réveiller enfin et trouver une réalité toute différente. Elle rouvrit les yeux. La rue était toujours vide.
Elle ne comprenait pas pourquoi les Tredaniens ne se manifestaient pas. Ils connaissaient le terrain, ils pouvaient prendre l’avantage. Non, ils les laissaient tranquilles, et c’était horrible.
Bientôt, il faudrait que les explorateurs partent eux-mêmes à leur rencontre pour les supplier de leur venir en aide.
Salomé annonça qu’ils continueraient les recherches aux archives de la mairie. Ils se répartirent la charge que Galina devait porter, et ils reprirent leur chemin en marchant du côté ombragé des rues.
La ville était un four. Les vitres des tours agissaient comme des miroirs et multipliaient la chaleur, le métal des édifices la conservait et chauffait l’endroit en permanence, même la nuit. Il semblait aux explorateurs que les gratte-ciels étaient directement reliés au soleil lui-même et en transmettaient intacte la chaleur implacable. Le verre et les surfaces claires de béton éblouissaient tellement que Jethra dit que l’endroit n’était pas construit pour des humains.
Ils tâchaient d’économiser l’eau, laissant Galina en boire plus qu’eux. Malgré les soins d’Enyedi, son état empirait. La médecin vint discrètement prévenir Salomé que la fièvre de Galina ne baissait pas et qu’elle se mettait à marmonner toute seule.
Elle marchait mécaniquement, les yeux dans le vague, l’esprit ailleurs. Ses pensées étaient visiblement confuses, et Salomé dut lui prendre l’épaule pour qu’elle remarque sa présence à son côté.
Salomé arrêta alors son équipe et leur accorda une pause. Elle la donnait en réalité pour que Galina se repose et elle s’attendait à ce que l’ingénieure s’endorme comme une souche, mais elle se sentait trop mal pour réussir à s’endormir. Se poser en intérieur, à l’ombre et à l’abri du sable, lui fit tout de même suffisamment de bien pour qu’elle retrouve ses esprits. Son regard restait embrumé mais se calma, ses lèvres ne murmurèrent plus d’incompréhensibles chuchotis, elle reprit conscience de la situation et demanda où ils en étaient du trajet. Enyedi l’informa et discuta doucement avec elle.
Après quelques instants, Galina regarda bizarrement la médecin assise à côté d’elle.
« Tu ne parles jamais autant, fit-elle remarquer.
— Tu vois que ça peut m’arriver.
— Je ne vais pas bien, c’est ça ? » comprit-elle.
Enyedi et Salomé échangèrent un coup d’œil.
« Un objet t’a heurté la tête dans la tornade, tu te souviens ? »
Elle porta la main à sa tête comme pour voir de quoi on lui parlait.
« Ça va te revenir, ne t’inquiète pas », la rassura Enyedi.
Un désaccord entre deux explorateurs, à la limite de la rue, attira l’attention de Salomé. Laissant la médecin s’occuper de Galina, elle se dirigea vers eux avec un regard interrogateur.
« Dis-nous, l’interrogea l’agent Jethra, vu la situation, si on trouve de la nourriture en chemin on la prend, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, confirma-t-elle.
— Evidemment, si tu présentes les choses comme ça ! lança Talev à l’agent. C’est plus compliqué que ça.
— Qu’est-ce qui est plus compliqué ? demanda Salomé.
— Cet oiseau, là, répondit Jethra en désignant l’animal qui survolait tranquillement la rue. C’est de la viande qui vole. Il est à portée de tir, je peux l’avoir. »
Etonnée par l’idée, elle avança pour mieux voir l’oiseau.
« C’est stupide, rétorqua Talev.
— Pas du tout, on doit prévoir d’autres provisions, on a tout perdu.
— Ce sont des oiseaux domestiqués. Comment est-ce que tu crois que les Tredaniens vont réagir quand tu descendras leurs animaux ? C’est de l’inconscience ! »
Ils se tournèrent vers Salomé, attendant sa décision.
« Ce serait inconscient également de ne pas chercher dès maintenant à faire des réserves », admit-elle.
Elle observa l’animal aux jumelles. C’était une sorte de faucon, assez gros pour représenter une prise intéressante. Mais surtout, elle parvint à déceler le détail qu’elle cherchait :
« Il ne porte pas de bague. Ce n’est pas un des leurs. Vas-y », annonça-t-elle à Jethra.
Il sortit dans la rue, leva son fusil et visa. Il se savait bon tireur, mais il savait également que si les provisions leur étaient désormais comptées, les munitions l’étaient tout autant. Il ne pouvait pas en gâcher.
La détonation retentit dans la rue, qui la réverbéra en échos. L’oiseau chuta et disparut derrière un bâtiment peu élevé, dans la cour d’accueil d’une tour.
Jethra maugréa un juron. Il avait pensé que l’oiseau tomberait dans la rue.
Après une courte discussion, ils décidèrent d’aller le chercher quand même, le point de chute étant relativement proche. Leurs talkies ne fonctionnant toujours pas, ils convinrent de tirer deux coups rapprochés en cas de problème. Talev s’équipa d’une arme de poing pour accompagner Jethra, et les deux explorateurs s’éloignèrent dans la rue surveillée par Idris et la troisième agent, Kerlen. Salomé examinait également aux jumelles les étages des gratte-ciels environnants.
Jethra et l’ingénieur entrèrent dans le bâtiment d’accueil pour accéder à la cour.
Salomé et ses agents ne repérèrent aucun mouvement. La rue gardait son apparence de ville morte.
Les deux explorateurs réapparurent quelques instants plus tard. Elle les observa aux jumelles. Ils avaient la même démarche, mais regardaient plus souvent autour d’eux. Puis elle remarqua le point principal.
« Il a dû se passer quelque chose, prévint-elle les agents. Ils vont bien, mais ils n’ont pas l’oiseau. Ils reviennent bredouilles. »
Ils avaient l’air mécontents quand ils les rejoignirent. Talev tendit une plume à Salomé.
« Voilà. C’est tout ce qu’on a trouvé. »
Elle attrapa la plume. Tous observaient sans comprendre.
« Ils l’ont pris, lâcha Jethra.
— Comment ça ?
— On a trouvé où l’oiseau est tombé, il y avait du sang et des plumes. Mais il n’était pas là. Il n’a pas pu s’envoler. C’est forcément les Treds qui l’ont enlevé.
— Vous les avez vus ?
— Non, mais on les sent, comme d’habitude. On ne fait pas attention aux reflets du soleil sur les vitres, mais certains doivent venir d’eux pour communiquer. Ils nous suivent sans se montrer. La preuve », dit-il en désignant la plume.
Salomé réfléchit à voix haute, incitant les autres à exprimer leur pensée également.
« Ils ont vu qu’on se servait mieux de nos armes qu’eux. Ils sont plus nombreux, mais le temps qu’ils nous maîtrisent on peut leur mettre une dérouillée et ils n’en veulent pas.
— Mais leur soi-disant prophétie dit qu’ils arriveront à nous repousser, rappela Talev. Ils comptent y arriver comment, alors ?
— Tu l’as vu. On a tenté de chasser et ils ont pris notre proie. Ils vont nous affamer. »
Le silence revint. Elle reprit rapidement la parole pour ne pas les laisser penser à cette perspective.
« Il faut qu’on trouve comment leur parler. Ils n’étaient pas tous d’accord entre eux l’autre fois, il doit bien y en avoir de raisonnables.
— Ce n’est pas parce qu’ils voulaient les empêcher de nous attaquer qu’ils sont prêts à nous aider, fit remarquer Jethra. Peut-être qu’ils ne voulaient pas se battre contre nous simplement pour éviter des pertes de leur côté.
— Il faudra bien qu’on essaye. On a besoin d’aide. »
Ils sentirent qu’il fallait désormais presser le rythme des recherches pour la mission. Ils n’avaient plus de temps à perdre. Ils ne dirent rien à Galina et attendirent qu’elle signale d’elle-même pouvoir reprendre le chemin, mais ils devinaient que c'était la dernière fois qu’ils allongeaient une pause ainsi.
Ayant compris que les Tredaniens ne les attaqueraient pas, l’expédition emprunta parfois des passages par l’intérieur des immeubles pour se protéger du vent et du sable. L’ombre leur reposait les yeux également.
Ils comprirent que les Tredaniens avaient adopté cette solution et aménagé des accès et des passages eux-mêmes, car un bon nombre ne ressemblait en rien aux portes habituelles de ces bâtiments. Il s’agissait le plus souvent de larges ouvertures pratiquées dans les murs et à l’encadrement orné de motifs géométriques peints ou sculptés. Leur position, également, n’avait aucun sens pour l’utilisation originelle des lieux ; elle n’en prenait que pour une trajectoire qui traversait l’édifice en ligne droite. La ville était ainsi parcourue de sortes d’avenues intérieures, que Salomé retranscrivait progressivement sur une de ses cartes. Sans l’éclairage électrique des bâtiments, ils devaient allumer leurs lampes-torches dès qu’ils s’éloignaient des façades.
Le rez-de-chaussée de certaines tours avait été renforcé d’épais panneaux de métal, comme pour barricader l’endroit. L’entrée se faisait par de lourdes portes qui rappelèrent à Salomé celle où elle avait vu le cavalier aux yeux verts s’engouffrer pour échapper à la tornade. Elle devinait que ces lieux avaient été ainsi consolidés pour résister au vent violent de la ville.
Ils arrivèrent à la mairie en plus de temps qu’elle n’aurait voulu. Pour ne pas en perdre encore, ils emportèrent les disques durs contenant les données qui l’intéressaient et elle les consulta tout en marchant vers leur destination suivante. Elle accrochait le boîtier d’un disque à sa ceinture, le reliait d’un côté au caisson de batterie que Talev portait à la main à côté d’elle, et de l’autre à l’écran où elle cherchait dans les informations, directement traduites dans la langue parlée par les explorateurs.
A l’extérieur, ils sentaient le vent forcir au cours de la journée et durent mettre lunettes et masques pour se protéger. Ils empruntèrent de plus en plus souvent les passages à l’abri dans les immeubles pour éviter que le sable endommage le matériel qu’utilisait Salomé en chemin. Grâce au cadastre numérique pris à la mairie, ils se repéraient plus facilement.
Ils traversèrent une rue où soufflaient des rafales particulièrement brusques, qui viraient soudainement de direction comme s’y engouffrait le vent provenant d’autres avenues, ou bien sous l’effet de courants de chaleur qui élevaient d’un coup l’air dans les hauteurs.
Le vent dessina peu à peu des cercles de sable et de poussière dans l’espace. Il tournoyait irrégulièrement, agité par les différentes bourrasques qui fusaient en tous sens.
Arrivant à l’entrée d’une tour, les explorateurs se retournèrent pour observer le phénomène. Les mouvements des volutes de sable, malgré leur violence, avaient quelque chose de mystérieusement gracieux.
Les spirales de vent les plus grosses absorbèrent les plus petites jusqu’à n’en former plus qu’une seule, les traînées de poussière toujours plus nombreuses ainsi rassemblées assombrissant les bords de la colonne d’air tournoyant qui se formait. Ses contours troubles tourbillonnaient de plus en vite, elle avançait en aspirant toujours plus de sable et en s’étirant vers le haut, comme un tube onduleux.
La chose ressembla bientôt à une tornade. Mais les explorateurs ne parvenaient pas à admettre que c’en était une. Ils regardaient, fascinés. Les agents s’aperçurent du danger et tirèrent les autres de leur torpeur. Ils rentrèrent tous à l’intérieur d’un immeuble.
Ils se regardèrent comme s’ils s’éveillaient d’une hypnose.
Par les vitres cassées du bâtiment, ils virent la colonne approcher. Ils n’eurent pas à discuter comme l’autre fois ; ce qui avait été une décision débattue la veille se transforma en instinct qui les poussa sans qu’ils aient besoin de parler entre eux, et ils s’enfoncèrent plus encore à l’intérieur de l’immeuble pour s’y réfugier.
Une sorte de feulement assourdissant leur vrilla les oreilles comme le sable tournoyant de la tornade percuta la façade et la longea.
Ils progressèrent encore plus loin à l’intérieur de l’édifice. Une fois arrêtés, Talev s’écria :
« Mais ça ne se forme pas comme ça, une tornade ! Il faut des nuages, de l’humidité ! »
Il se tourna soudain vers Salomé, frappé par une idée :
« C’est pour ça qu’on est là ? Notre objectif a un rapport avec ces tornades bizarres ? Parce que pour de l’exploration énergétique, il y a de quoi faire avec ces phénomènes de vent… »
Tous se tournèrent vers elle. Elle ne disait rien, paraissant réfléchir intensément. Elle finit par répondre :
« Je vous ai dit que je vous préviendrais quand on l’aurait trouvé. Ce n’est pas ça. Mais c’est intéressant quand même, vu notre activité, je suis d’accord. Je vais chercher des choses à ce sujet, précisa-t-elle en montrant le matériel de lecture de données. On continue », ordonna-t-elle ensuite d’un geste vers l’avant.
Ils ne prévoyaient pas de ressortir avant que le vent se calme, et se dirigèrent vers l’extrémité du bâtiment pour passer directement dans celui voisin, comptant trouver une ouverture aménagée par les Tredaniens.
Rapidement, Salomé s’étonna de trouver effectivement dans les archives des rapports sur le problème posé par les forts courants de vent. Ils dataient du début de la Récession globale, de la dernière période où il était encore possible de se pencher sur ce genre de problème avant que la situation ne dégénère tout autour de la planète. Tredano avait certainement été abandonnée juste après.
Elle n’eut pas le temps d’approfondir sa lecture. Les explorateurs s’arrêtèrent devant un énorme amas de câbles électriques déroulé en travers de leur chemin. Ils ne l’enjambèrent pas comme les autres débris qu’ils croisaient. Les câbles étaient en bien meilleur état que tout ce qui se trouvait là, recouverts de moins de poussière, consciencieusement alignés et serrés en faisceau.
Salomé appuya sur un interrupteur de la pièce. Rien ne s’alluma, comme le laissait présager la vétusté de l’endroit.
« Vérifions à tout hasard si ça allume les alarmes, les ascenseurs, les ordinateurs ou la communication, dit-elle, mais ça m’étonnerait. »
Ils trouvèrent dans les pièces voisines de quoi tester ces propositions, et rien ne répondit.
« Alors qu’est-ce que ça alimente ? demanda Jethra.
— On a vraiment envie de savoir ? rétorqua la médecin avec prudence.
— Les Tredaniens pourraient être proches, ajouta Idris.
— Suivons les fils », décida alors Salomé.
Après quelques salles, les câbles traversaient un plafond. Les explorateurs prirent l’escalier le plus proche et les retrouvèrent rapidement.
« Il y a un bruit, non ? remarqua Idris.
— C’est la tempête, on s’est rapprochés d’une façade, répondit Salomé.
— J’entends autre chose, un ronronnement plus stable. »
Ils se turent. Il semblait effectivement à Salomé percevoir quelque chose, mais c’était peut-être une illusion causée par la suggestion d’Idris.
« Si. Je confirme, insista-t-il.
— Alors on est sûrement proches de ce qu’alimentent les câbles. »
Ils continuèrent de les suivre sur quelques mètres.
« Attendez, les ralentit Salomé. Quelque chose cloche. On s’approche de la façade mais il fait toujours aussi sombre.
— Ils l’ont peut-être consolidée en murant les vitres comme pour certaines entrées qu’on a vues ?
— Salomé », appela Talev d’un ton calmement étonné.
Il se tenait légèrement éloigné et ne bougeait plus, gardant sa lampe braquée vers l’intérieur d’une pièce. Ils le rejoignirent et découvrirent une large salle encombrée de machines gigantesques.
« C’est là qu’aboutissent les câbles. C’est pour cette chose qu’ils ont renforcé la façade, supposa Talev.
— Alors pourquoi l’avoir mise là et pas plus en sûreté au cœur de la tour ? »
Ils entrèrent dans la pièce et s’approchèrent prudemment des machines. Elles semblaient centrées sur une installation principale plus grande que le reste, composée de plusieurs plaques occupant toute la hauteur de la pièce, superposées les unes aux autres à la verticale jusqu’à atteindre la façade du bâtiment. Le tout s’étendait sur une plus grande largeur contre la façade qu’au centre de la pièce.
« Talev et Galina, qu’est-ce que vous en dites ? » demanda Salomé.
Galina, épuisée, s’assit par terre en s’adossant au mur et ferma les yeux sans répondre. La médecin s’accroupit à côté d’elle.
« Il ne faut plus rien lui demander pendant un moment, dit-elle. Elle a besoin d’une pause.
— Restez derrière, ordonna soudain Idris en revenant précipitamment vers l’entrée de la salle. J’ai vu passer une silhouette. »
Les deux autres agents le suivirent aussitôt, armant leurs fusils.
« Ne les faites pas fuir, recommanda Salomé, on doit trouver comment parler av… »
Une détonation sèche l’interrompit, et des morceaux de plâtre volèrent en éclats sur le mur à côté d’Idris.
Il répliqua en tirant dans la direction d’où venait le coup de feu, mais il ne voyait personne. Ils entendirent cependant des paroles échangées dans une langue étrangère qu’aucun des explorateurs ne reconnut.
Les agents retournèrent dans la salle et se plaquèrent contre le mur. Salomé se débarrassa du matériel qu’elle portait et dégaina également. Enyedi et Talev relevèrent Galina pour se déplacer à l’abri derrière une machine. Mais en traversant la salle, ils tombèrent sur trois autres Tredaniens qui étaient rentrés sans bruit et sans lumière par un autre accès.
Et sans arme. En se retrouvant face à eux, les explorateurs appelèrent les agents immédiatement et Salomé pointa son pistolet sur les habitants, mais elle s’aperçut aussitôt qu’ils ne portaient pas d’arme.
Ils crièrent quelque chose à leurs camarades hors de la salle.
« Qu’est-ce que vous dites ? interrogea sévèrement Salomé en gardant son pistolet braqué sur eux. On sait que vous nous comprenez. Répondez.
— Attendez, du calme », répondit l’homme en face d’elle avec un accent.
D’autres cris fusèrent entre Tredaniens.
Voyant Idris se tourner à nouveau vers l’ouverture de la porte et s’apprêter à tirer, l’homme face à Salomé s’exclama :
« Non, arrêtez ! Ne tirez pas ! »
Il cria autre chose à l’adresse des habitants hors de la salle, et informa Salomé :
« Je leur ai dit de ne pas tirer non plus. Partez, s’il vous plait.
— On veut vous parler.
— Plus tard. Laissez-nous faire notre travail ici. »
Les deux Tredaniens qui l’accompagnaient allèrent vers les machines.
« Quel travail ? demanda-t-elle.
— Pas le temps, la coupa-t-il en se tournant vers les engins.
— Attendez, le retint-elle par le bras en abaissant son pistolet. On doit vous dire qu’on ne vient pas en ennemis. Votre prophétie se trompe. »
Un autre Tredanien entra brusquement par l’entrée proche d’eux et pointa son fusil vers Salomé, parlant vertement au premier.
Idris tourna aussitôt son arme vers lui, laissant aux deux autres agents le soin de garder la porte et l’extérieur de la salle.
Le nouvel arrivé dardait un regard furieux sur Salomé tout en réprimandant le premier Tredanien, qui passa rapidement à la langue que parlaient les explorateurs.
« Oublie le combat, lui dit-il, on perdrait des gens. On perd déjà assez de temps comme ça. »
L’autre continua dans leur langue.
« Il pense que vous ne nous laisserez pas travailler, traduisit le premier pour Salomé. Mais elle venait de baisser son arme quand tu es arrivé, reprit-il pour son camarade.
— Ils n’ont pas à voir ce qu’on fait, dit enfin le Tredanien.
— Et ça ne nous intéresse pas, assura-t-elle. On veut vous parler. Une tornade a détruit nos provisions et notre matériel, on a besoin de votre aide.
— Laissez-nous travailler, c’est ça l’aide qu’on doit vous apporter d’abord, répondit le premier Tredanien.
— Très bien, on vous attend », conclut-elle.
Il rejoignit les deux autres aux machines. Ensemble, ils branchèrent des câbles, actionnèrent des commandes et exécutèrent des manœuvres inconnues.
Salomé jeta un coup d’œil discret à Talev qui observait aussi, pour deviner à son expression s’il comprenait l’opération. Son air perplexe lui indiqua que ce n’était pas le cas.
« Qu’est-ce qu’ils font ? demanda-t-elle au Tredanien qui la menaçait toujours de son fusil.
— Ils vous aident.
— Et si on laissait tomber les armes ? Ça ferait du bien à tout le monde. Mes agents baissent les leurs, vous baissez votre fusil, et vous pouvez ainsi appeler vos amis à venir aider à la manœuvre avec vos machines. Vous avez ma parole qu’on vous laissera faire. »
Il ricana. Mais l’autre Tredanien, à côté, avait entendu.
« On a perdu beaucoup de temps, le rappela-t-il à l’ordre. Ils seront plus utiles ici. »
Le Tredanien au fusil hésita. Le regard insistant de son compagnon le décida finalement, et il cria des ordres à ceux restés hors de la salle. Salomé ordonna à ses agents de ne plus cibler les Tredaniens. Tous baissèrent leurs armes.
Quatre autres Tredaniens entrèrent prudemment tout en observant les explorateurs. Une fois assurés de la situation, ils allèrent s’activer aux machines.
Salomé les regarda faire avec attention. Puisque les habitants les évitaient visiblement, se prévenant sûrement les uns les autres par signaux lumineux ou d’autres moyens, qu’était donc cet engin pour qu’il les décide à rester sur le chemin des explorateurs ? Ils ne s’étaient manifestés que quand Idris avait repéré leur présence, ils avaient donc espéré ne pas se faire voir ; malgré tout, ils étaient restés à proximité de l’engin et avaient pris le risque d’un conflit.
Talev s’approcha avec sa lampe-torche pour leur offrir plus de lumière, mais ils le renvoyèrent plus loin.
Salomé s’étonna d’une chose. Le regard vert lumineux du Tredanien qu’ils avaient gardé captif quelques heures n’était pas un cas isolé. Autant que l’obscurité lui permettait de voir, la plupart des habitants présents possédaient également des yeux particulièrement clairs. Celui qui avait parlé en premier à Salomé, qui semblait le plus âgé du groupe, avait des yeux d’un bleu limpide. En intérieur, ils ne portaient plus de tissu autour de la tête, et leurs cheveux, également, étaient bien plus clairs que ce qu’elle avait supposé, blonds pour certains.
Talev observait surtout les machines. Il s’approcha soudain de Salomé avec l’air de quelqu’un qui vient de comprendre quelque chose.
« Mais c’est un aimant ! Un aimant géant », lui chuchota-t-il.
Elle lui répondit par un regard étonné et réfléchit. Elle choisit de profiter de la concentration des habitants. Elle s’approcha d’une Tredanienne occupée à des réglages et lui demanda :
« En quoi est-ce que cet aimant nous aide ?
— Contre les tornades », répondit-elle machinalement avant de s’apercevoir qu’elle venait de lâcher une information.
Elle s’éloigna de Salomé, mécontente. Le Tredanien aux yeux bleus la remplaça, et soupira avant de se décider à expliquer :
« Les tornades ont érodé les gratte-ciels, et maintenant, l’air est chargé d’innombrables particules de métal, qui rendent les tornades encore plus destructrices. C’est un cercle vicieux. C’est de pire en pire avec le temps. On essaie de faire le ménage en attirant les particules de métal sur certaines façades avec ces machines. C’est dans les tornades qu’il y en a la plus grande concentration, alors on essaie de les vider quand on peut atteindre une machine au bon endroit et au bon moment. Donc si vous voulez bien nous excuser, nous sommes occupés avec la tornade qui vous a poussés ici. »
Ils restèrent figés un moment, le temps d’assimiler la nouvelle. Puis Enyedi attrapa le bras de Salomé et l’éloigna pour lui parler. A son expression, Salomé comprit que la médecin venait à son tour de comprendre subitement quelque chose.
« Le cavalier aux yeux verts, dit-elle… il n’est sûrement pas le seul malade, alors. Ce que j’ai repéré chez lui, c’est une intoxication aux métaux. D’après ce qu’on vient de nous dire, ça vient de l’air de la ville. Ça signifie que tous les Tredaniens doivent être plus ou moins dans le même état.
— Et c’est aussi à cause de ça qu’on a des difficultés électromagnétiques avec le drone et les radios. Aussi pour ça qu’à certains endroits, le sable a l’air plus foncé… Tout ça à cause de l’érosion des tours par le vent… »
Elle rassembla ses pensées. Elle reprit la batterie et l’écran de lecture de données, les rebrancha au disque dur qu’elle consultait en arrivant, et poursuivit ses recherches.
Elle resta bouche bée. Intrigués, les explorateurs se rapprochèrent.
« Eum… il y a un problème avec le vent, ici, résuma Salomé perturbée. J’ai trouvé des rapports sur ce qu’il cause… enfin, ce qu’il causait à l’époque de ces archives. Et tout a visiblement empiré depuis. »
Les voyant ainsi rassemblés, le Tredanien aux yeux bleus leva la tête pour prêter l’oreille. Salomé l’aperçut, et à son regard à la fois incrédule et compatissant, il comprit qu’elle venait de découvrir la caractéristique majeure de Tredano.
« Comment faites-vous pour vivre ici ? souffla-t-elle.
— C’est loin de tout. Pour nous, c’est un refuge. On y est seuls. Enfin, on l’était jusqu’à ce que vous arriviez. »
Ils restèrent silencieux un moment, dans le ronronnement des machines, le bruit des outils et le souffle du vent au-dehors. Puis le Tredanien reprit son occupation.
« Quel est le problème avec Tredano ? demanda Idris à Salomé.
— Eh bien… la ville elle-même !
— Comment ça ?
— Son architecture. Elle intensifie deux phénomènes principaux : la chaleur et le vent. Ce sont les gratte-ciels… Le verre reflète la lumière et accentue la chaleur, les hauteurs de béton et de métal l’enferment dans les rues. Ces rues, ces tours, sont tellement grandes qu’elles créent des courants d’air gigantesques. Et quand trop de chaleur est accumulée, l’air chaud finit par s’élever subitement en provoquant des courants encore plus forts. Avec ceux qui parcourent en permanence la ville, ils forment d’immenses tourbillons. Techniquement, ces colonnes d’air se forment comme des dust-devils et non comme des tornades, parce qu’elles partent uniquement du sol et non d’un nuage orageux, mais elles sont si grandes et violentes qu’on peut les appeler des tornades.
— Attends, tu es en train de nous expliquer… »
Il s’arrêta, peinant à y croire. Les autres n’osaient pas non plus terminer la phrase.
Ils remarquèrent alors que le bruit des outils avait disparu.
Ils regardèrent alentour : les Tredaniens étaient partis. Ils avaient profité de l’obscurité et de ce que Salomé retenait leur attention.
Les explorateurs se retrouvaient à nouveau seuls.
« Oui, c’est bien ça, confirma Salomé dans un murmure. La ville crée ses propres tornades. »